La première fois qu’elle le vit, quelques heures après sa naissance, sa grand-mère maternelle, une Calabraise forgée par les intempéries, s’exclama : « Oh, il va être dur celui-là ! ».
Josepha, Deodato ou Dieudonné en français, de son nom de jeune fille, Dieu avait donné assez chichement cette fois là, ne parlait pas d’expérience. Moderne avant l’heure, ou sauvée par la guerre, un mari sous les armes, ça se reproduit moins avec sa femme, elle n’avait mis au monde que deux enfants, un garçon et une fille, à une époque où il en fallait bien cinq ou six pour s’assurer d’une descendance familiale et perpétuer l’espèce.
Ce n’était pas une spécialiste de l’élevage d’enfants, l’essentiel de ses travaux non domestiques avait jusque-là consisté à produire en nombre, de plus en plus astronomique, des bouchons de liège. Bien qu’elle ait sans doute dû aider sa propre mère à mater les petits derniers de sa tribu, mais toutes les filles avec de jeunes frères en avaient l’habitude, ça ne faisait pas d’elle pour autant un pédoexpert. Elle avait côtoyé des animaux semi sauvages dans son enfance, mais les petits des bêtes les plus féroces sont souvent charmants.
On peut imaginer que Little Kid était déjà un peu remuant, voire braillard, mais quel garçon ne l’est pas ? Rien dans son apparence non plus, ne laissait supposer une brute. C’était un beau bébé joufflu, sa mère ayant pris la précaution pendant sa grossesse de s’entourer de magazines avec de beaux bébés souriants et plein de santé en couverture ; en plus très blond à la naissance dans un monde de cheveux noirs, un effet collatéral des magazines, il était hélas bien le fils de son père, et plutôt angélique. Bref on ne pouvait a priori le soupçonner, seulement quelques heures après sa naissance, d’être résistant à la pression, au toucher, de ne pas se laisser entamer ou déformer facilement, voire d’être pénible à supporter ou de manquer de cœur, d’humanité, d’indulgence.
À sa décharge - les Calabrais voient les ennuis venir de loin - la brave femme avait peut-être remarqué, qu’entre deux risettes de circonstance pour se faire bien voir, l‘enfant voulait s’assurer d’être régulièrement nourri et tenu au sec, Little Kid regardait le monde du haut de ses premières heures comme s’il savait déjà ce qui l’attendait. Malgré ses bouclettes, il avait la tête d’un vieux récidiviste qui s’apprête à purger une longue peine. Cela pouvait faire un peu froid dans le dos
Abondant dans le sens grand maternel, la maman de Little Kid décréta très vite : « Avec lui, ce n’est même pas la peine d’essayer », elle le lui avoua bien plus tard avec un petit sourire téléphonique d’excuse, et s’en débarrassa dans les bras secs, mais accueillants de ses propres parents. Elle avait des excuses, c’était une jeune mère, on sortait des années de peur et de restrictions, l’envie était plus à la vie à nouveau insouciante, à profiter des nouvelles distractions de l’après-guerre, qu’à laver des couches à la main dans une lessiveuse en fer-blanc.
Et puis elle avait presque le bac, qui ressemblait plus au concours d’entrée à l’ENA dans les années 40, et un vrai job, comme une Amérique, un rêve de liberté et en ce temps-là les crèches n’existaient pas.
Au fond, Little Kid n’avait rien à lui reprocher. Il la voyait chaque soir passer une petite heure, pointer dans l’entreprise « enfant », avant de disparaître. Le rite était si bien réglé, qu’il ne s’étonnait même pas de ne pas repartir avec elle. Souvent un homme venait la chercher, toujours le même, qui semblait d’une certaine impatience. Avec le temps, Little Kid finit par comprendre que c’était son père.
Si pour un jeune enfant, les parents sont souvent des êtres extraordinaires, pour Little Kid, ils étaient super extraordinaires. Ils se manifestaient peu (les vraies stars savent se faire rares), avec toujours un air de tomber du ciel et d’y retourner. Encore plus déroutants que des particules élémentaires, on ne savait jamais ni où ils étaient ni où ils allaient. Pendant longtemps, Little Kid pensa que ses parents disparaissaient dans les airs, comme des dieux imprévisibles ou des super héros de comics books. Jusqu’à ce qu’il réalise, assez tardivement, il était bien naïf, qu’ils se contentaient de rentrer chez eux comme n’importe quel être humain ou animal à peu près normal.
Little Kid fut tout contrarié de découvrir que ses parents avaient un chez eux en dur, avec sans doute des tables et des lits, des casseroles et des chaises, et peut-être bien même des rideaux aux fenêtres. Et il commença à se poser des questions dérangeantes. On peut imaginer que des parents vous laissent en plan parce qu’on n’est pas apte à se dématérialiser ou à voler dans les airs, la pilule a plus de mal à passer quand on ne voit pas d’empêchement physique majeur. Et à en poser à sa grand-mère sur le thème « Où elle habite, maman ? », « Pourquoi elle ne m’emmène pas avec elle ? ». À sa mère, quand il imaginait que c’était le bon moment, généralement quand elle repartait le soir, en fait le pire pour poser des questions dérangeantes. Son père, il n’y songeait même pas, c’était l’autre homme, un étranger qui lui adressait rarement la parole et, de toute façon, bien trop intermittent pour entamer une négociation, s’imaginer en faire un jour, même lointain, un interlocuteur valable.
Est-ce parce que Little Kid avait toujours paru comme un corps étranger, une sorte d’OVNI dans la galaxie familiale ? Ou un simple réflexe d’autodéfense : les enfants n’ont pas à poser de questions dont ils ne connaissent pas les réponses ? En tout cas, Little Kid pouvait être particulièrement pénible quand il insistait, personne ne céda à la torture. On éludait, on évoquait l’éloignement, - oui, mais alors pourquoi pas le dimanche ?-, l’incommodité, Little Kid s’en fichait, il ne voulait même pas rester, juste voir où ils habitaient, et ça en devenait louche. Mais Little Kid était encore bien innocent et, par amour pour ses parents, il était disposé à avaler toutes les couleuvres, même celles qui procurent de gros embarras psychiques. Finalement, il se tu, au moins pour ce secret-là, et ce n’est qu’à l’âge adulte qu’il découvrit que ces parents avaient, toutes ces années-là, habité sur le même palier, en sortant, à droite, au bout de la galerie, à une dizaine de mètres de chez lui.
Little Kid habitait dans une grande bâtisse presque carrée à la romaine ; les appartements, s’ils méritaient ce nom-là, étaient à l’étage, autour d’une cours centrale, desservis par une galerie à larges tomettes patinées par le soleil et des espoirs de pauvres. On y accédait par un escalier voûté et sombre, conchié par les mouches et souvent encombré de pipistrelles. Le bas était occupé par des boutiques qui déversaient leurs odeurs sur la rue. Rue de Jérusalem, un nom prédestiné (bien que Little Kid ne marchât pas sur les eaux), on était en quartier Arabe et de petits blancs, dans l’Algérie des années cinquante. Il y avait souvent foule de marchands d’épices ou de vendeurs à la sauvette de viandes, étalées sur des journaux à même les trottoirs, bourdonnants de chaleur, sauf quand les pluies froides de novembre chassaient devant elles.
Little Kid s’y sentait chez lui. Il ne s’étonnait ni des toilettes à la turque sur la galerie ni de prendre son bain une fois par semaine dans la grande bassine en fer-blanc qui, une fois ajouté un dispositif astucieux en forme de cheminée, se transformait en lessiveuse efficace. Ils vivaient à trois dans deux pièces, une cuisine, le centre du monde de Little Kid, où l’on entrait, une chambre sur la rue, avec une grande armoire qui avait une porte inquiétante quand elle n’était pas complètement fermée. En bas, il y avait une petite fabrique de nougat, avec d’énormes sacs de sucre et de cacahuètes, qui attirait les rats et de gros cafards, encore que les cafards n’avaient pas besoin de ça pour pulluler, où Little Kid menait des expéditions clandestines. Se faufilant à l’heure de la sieste, il prenait tous les risques pour une poignée d’arachides, arrachée à un trou percé dans la toile jute. Elles étaient bien meilleures que celles qu’on lui donnait, il y avait toujours tout un stock à la maison, elles avaient le goût du danger. Les Arabes, qui aimaient bien Little Kid, ils lui donnaient souvent des friandises sous forme de matières premières ou de produits finis, avisés qu’à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, faisaient comme s’ils ne voyaient rien. Plus charitables même, ils lui jetaient parfois des regards noirs et suspicieux qui lui donnaient l’impression d’avoir affaire à forte partie et le grandissaient en courage sur ses petites jambes.
Les cigognes qui revenaient d’Alsace, une sorte d’Ultima Thulé pour Little Kid, un bout du monde peuplé d’êtres fantastiques, annonçaient chaque année l’hiver et, là, la vie devenait beaucoup moins drôle. Finis la chasse aux lézards, toujours plus rapides, les virées en vélo, les journées passées à la plage, Little Kid commençait à s’ennuyer ferme. Le café qu’on mout à la main à force manivelle, c’est dur des grains de café quand on a quatre ans, les dents de lait arrachées par un fil noué à une porte qu’on claque, la grand-mère de Little Kid était très expéditive, ça ne suffit pas à occuper bien longtemps. Pas même la pulpe d’un doigt déchiquetée, dans un moment de distraction, par les roues méchamment dentées d’un vélo mis à l’envers pour faire tourner les roues sans le faire rouler. Passée la surprise, le sang, les hurlements, ça n’emplit pas une existence. Little Kid décida donc d’aller à l’école. Ce qui se fit sans difficulté : il était précoce, intenable, on était bien content d’en être débarrassé une grande partie de la journée, surtout les mois où la vie était enfermée.
L’école devint vite pour Little kid, probablement dès le premier jour, un lieu de culte. Il adorait littéralement s’y rendre (il n’avait pas de jupes de mère auxquelles s’accrocher en pleurant), y vivre et faire toutes ces choses qu’on fait habituellement dans une école, écrire, lire et tout le reste. Il aimait les encriers en porcelaine blanche, bleutées par l’encre, la plume métallique qu’on trempe, Sergent Major, ça donnait tout de suite à l’apprentissage un petit air de conquête militaire, qu’on égoutte pour ne pas faire de pâtés, l’alignement gracieux, civilisé, des lettres, la maîtrise de soi. Devenu Grand Mammouth de l’Éducation nationale, Little Kid aurait sans doute aboli l’usage du stylo à bille, restauré la plume et sans doute même un minimum de châtiments corporels, pour apprendre à ses jeunes congénères à mieux contrôler leur corps et leurs réactions, et le monde serait sans doute meilleur.
Le cercle familial se réjouissait. L’opération « école » était tout bénéfice. Outre le fait de pouvoir souffler en période scolaire, le petit diable étant occupé à des activités moins tourbillonnantes, les progrès rapides de Little Kid (on louait ses mérites, même les parents les plus indifférents sont sensibles de l’ego), l’école s’avérait un moyen de pression précieux. Little Kid avait en effet la particularité de ne jamais céder à la menace, ni aux claques, ce qui laissait un peu démuni pour le faire tenir tranquille, voire plus bêtement le dresser. Ses autorités de tutelle s’aperçurent très vite, les mères et les grand-mères sont souvent très opportunistes, qu’il y avait là une faille à exploiter. « Tu n’iras pas à l’école si… Tu fais ci ou pas ça, tu continues comme ça… » avait un effet radical sur Little Kid : il bouillait de rage, mais dans la crainte de se voir privé de son sanctuaire, il cédait.
En réalité, Little kid se sentait bien mieux à l’école que chez lui. Le grand bâtiment solennel abritait toutes sortes de mystères. On entrevoyait derrière des vitres un peu sales, des animaux hiératiques, Little Kid se faisait encore plus petit quand il sentait leur regard sur lui, et de grands bocaux de formol jaunâtre, remplis de toutes sortes d’êtres morts, crapauds, serpents et autres formes suspendues plus incertaines. Le jour où Little kid eut accès, une faveur, à la réserve des sciences naturelles, il lui sembla que le monde entier était réuni là, tous les règnes resserrés dans une cohabitation édifiante. Et qu’il valait sans doute mieux marcher sur des œufs (à vrai dire il n’en menait pas large) pour ne pas le réveiller de son immobilité silencieuse.
Trop jeune pour comprendre, absorbé par ses découvertes, Little Kid passa complètement à côté de l’événement qui allait faire basculer son monde. Bien sûr, il sentait bien que les adultes bruissaient d’une inquiétude différente, mais il ne se savait pas en guerre. Le début des hostilités, la « Toussaint rouge », quelques morts de-ci, de-là, n’avait rien de spectaculaire, ce n’était pas Pearl Harbor, ni le 11 septembre, et puis la télé n’existait pas. Ce qui était aussi bien, sinon Little Kid aurait été obligé de se croire perdu derrière les lignes, en plein territoire ennemi. Il n’avait pas assez d’imagination pour ça. Les adultes peuvent du jour au lendemain prendre leurs gentils voisins pour des assoiffés de sang, pas les enfants.
Et puis, au fond, Little Kid ne voulait pas vraiment savoir. C’était déjà assez compliqué d’avoir des parents évanescents, de douter, même inconsciemment, de son amabilité pour eux. Se demander en plus, s’il était assez aimable pour les Arabes, c’eût été excessif. De là à imaginer, que, eux aussi, se mettent tous à disparaître de son champ visuel, à émigrer vers des lieux inconnus, lointains, les rues, le bâtiment, aux trois quarts désertés… La perspective était bien trop désolante, il préférait ne pas y songer.
Les choses auraient pu continuer ainsi longtemps. Little Kid n’était pas assez observateur pour voir tout ce qui n’allait pas. Il était occupé à ses chapardages dans le monde du dessous, ses lignes d’écriture sur la table de la cuisine, il y avait aussi à l’autre bout de la galerie de l’étage, un appartement qui sentait à plusieurs pas le vieux et la mort, décidément, les extrémités ne lui réussissaient pas trop. On avait l’impression en s’approchant de passer derrière un rideau fétide et épais. Little Kid n’allait jamais jusqu’à cette porte, comme il n’allait pas non plus devant celle qui dissimulait sa mère et l’étranger qui la lui enlevait. Il n’avait pas non plus le souvenir d’avoir vu, un jour, d’êtres vraiment humains en sortir ou y entrer. En général, il jouait devant sa propre porte à lui, à mi-distance, et même si son attention était parfois attirée par un mouvement (la dernière fois, sa distraction lui avait coûté un bout de doigt), il préférait faire comme si de rien n’était. Ses parents n’auraient pas pu sinon rester si longtemps des passagers clandestins dans son existence.
Little Kid avait tout de même un point fixe, sa grand-mère, « mémé » pour l’appeler. Un petit bout de femme noueux, Josepha (mais personne, sauf peut-être des officiels, ne l’appelait comme ça) qui sortait d’une campagne reculée (l’eau courante au robinet, ça restait magique pour elle), aussi solide et dévouée qu’une mule, avec de longs bras qui lui tombaient presque aux genoux. Elle s’occupait de Little Kid (nourri, blanchi, logé), avec une sorte de bonne humeur résignée. On pouvait compter sur elle, le sens du devoir à l’époque n’était pas une plaisanterie, mais ce n’était pas une tendre. Ni par nature, elle était analphabète mais néanmoins cérébrale. Ni par acquis (dans un monde où la tendresse est rare, on a tendance à l’économiser). Little Kid l’aimait beaucoup. Pas seulement parce qu’il dépendait d’elle pour sa survie. Elle avait un côté joueur (à six ans, Little Kid n’ignorait rien de la belote, de la scopa ou de la canasta) et une patience presque inépuisable. Sans doute, Little Kid aurait parfois apprécié un petit câlin ou deux, mais il ne détestait pas être traité à la dure, les dents de lait arrachées par des claquements de porte ou les chevilles déboîtées remises en place dans un crac crac rapide. « Mémé » avait le talent rare de tout ramener à des dimensions immédiatement maîtrisables sans secours extérieur. Little Kid comprenait qu’il vaut mieux rire quand on voit le sang couler.
Avec sa grand-mère, et les piliers familiaux qu’il pouvait harponner, Little Kid jouait aux cartes, mais aussi au Loto sur de vieux cartons jaunis. Aux cartes, Little Kid se livrait à des parties acharnées et, il faut bien le dire, se révélait assez mauvais perdant. Il n’était jamais bien loin d’accuser les autres de tricherie quand il avait de mauvaises mains. Ses succès tenaient beaucoup à son sens du jeu mais aussi à l’indulgence. Ses partenaires avaient vite compris qu’il était nettement plus confortable pour la tranquillité des esprits de le laisser gagner. Au Loto, où les choses sont beaucoup plus hasardeuses, Little Kid piquait souvent des crises quand il était trop ostensiblement desservi par la chance. Ses petites lèvres tremblaient de colère, il étouffait sous la rage, le visage blanc, les yeux furieux. On aurait pu craindre qu’il ne retrouvât jamais son souffle. Mais là encore, sa grand-mère, jamais à court de moyens, connaissait une façon expéditive pour lui faire reprendre vie. Elle le soulevait par les oreilles et, par dieu sait quel mécanisme physiologique, cela vidait l’air de ses poumons, le sang se remettait à circuler, le calme à revenir.
Comme tous les enfants un peu trop orgueilleux, qui trouvent scandaleux de ne pas tirer que des numéros gagnants, Little Kid aurait pu mal tourner, devenir un enfant-roi, mais la vie lui rendit très vite l’infini service, nonobstant sa cruauté, de lui enseigner l’art de perdre. Elle leva contre lui des divinités terribles qui se donnèrent la main en jubilant pour lui apprendre qu’il était peu de chose.
En plus des rats, des cafards, des mouches, des chauve-souris et des lézards, on trouvait toutes sortes d’animaux au numéro un de la rue de Jérusalem. Des sauterelles à la bonne saison, des araignées à longues pattes et, évidemment, des ânes, des chiens, des chats, des oiseaux volants ou encagés. Sans compter les humains et les poissons dans la mer, l’existence de Little Kid se menait dans un vaste zoo bien plein un peu encombré certes mais sympathique. Même s’il notait des différences entre les bêtes, au fond, toutes avaient l’air domestique. Il y en avait des gentilles, comme le lapin aux olives ou l’agneau pascal, des énervantes, tellement énervantes qu’on les tuait sans les manger, et des neutres ni assez aimables pour passer à table ni assez gênantes pour être exterminées. On lui avait bien dit que les chauve-souris, qui s’envolaient parfois brusquement sur son passage, pouvaient se prendre dans ses cheveux, ce qui n’arrivait jamais car l’espèce avait inventé le radar. Il savait qu’il y a des chiens, méchants, qui mordent. Il entendait même parfois japper une bande de chacals dans la campagne. Mais a priori il ne voyait pas le danger. Aussi fut-il tout surpris quand son corps se mit à trembler.
Au début, on crut un coup de froid, Little Kid avait fini par avouer qu’il se sentait vraiment très patraque. Sa grand-mère lui badigeonna le cou avec du Vicks tout noir qui piquait agréablement le nez, l’emmaillota avec un linge blanc - Little Kid, pas peu fier, se faisait l’effet d’un grand blessé de guerre – et lui posa un cataplasme à la moutarde. D’habitude, ça marchait, pas cette fois. Un soir sur deux, l’anus de Little Kid se mit à annoncer des températures inquiétantes, il avait très froid, on entassait les couvertures ; il brûlait, on les ôtait. Cela durait des heures et finissait en sueurs abondantes. Little Kid n’était plus que dégoulinades et trempait ses draps. Le lendemain, abruti par la fatigue, mais euphorique de soulagement, il repartait à l’école.
Little Kid avait sans doute eu son compte de maladies infantiles, mais on les avait traitées comme des poussées de dents, ça faisait partie du lot. Ce n’était même pas des maladies, juste des accidents. Il avait eu la bonne idée de naître dans une famille où la santé était un acte de foi. On est vivant ou mort, l’entre-deux n’existe pas. On se couche pour dormir ou pour mourir, le reste du temps, on marche. Little Kid marchait donc sur le chemin de l’école quand, certainement une erreur de timing physiologique, il fut pris de frissons. Voilà que ça recommençait. Tout le froid du monde qui lui sortait du fond des os.
Little Kid se tétanisa sur place pour ne pas bringuebaler comme un parkinsonien. À part un manteau en grosse laine épaisse boutonné jusqu’au cou qu’on avait concédé à son état et qui le faisait ressembler à Fétide dans la famille Adams, il faisait 35° au soleil, rien n’attirait l’œil. Seuls les clic-clac de ses dents, il n’arrivait jamais à les faire cesser, le signalaient aux passants. Pétrifié, il se sentait à nouveau la plus misérable des choses, abandonné de Dieu et des hommes (au moins la nuit, « mémé » était là). Il avait peur de mourir et il savait que bientôt il regretterait de ne pas y arriver. Frigorifié, terrorisé, il se sentait de surcroît, et c’était peut-être le pire, parfaitement ridicule. Dans un sursaut, pas question d’arriver en plus en retard à l’école, il avança d’un pas. On le vit atterrir comme d’une autre planète, au-delà du lamentable, on le ramena chez lui. La maladie était officielle.
Dans un état souvent un peu second, Little Kid avalait tout ce qu’on lui donnait sans discuter. Ca ne lui ressemblait pas, il devait vraiment aller très mal. On ne lui donnait pas grand-chose, il avait l’estomac à l’envers, surtout du lait, qui était censé guérir de tout, et de la quinine, le seul remède que l’on connaissait à la malaria. Little Kid aimait bien le lait, même si cela lui donnait souvent des boutons, mais sans la peau. Rien que de la regarder, ça l’écoeurait et puis il se demandait toujours ce qui pouvait se cacher en dessous. Lui faire boire un bol de lait donnait toujours lieu à d’interminables séances. On enlevait la peau, mais le lait était trop chaud, le temps qu’il s’attiédisse, une nouvelle peau se formait, on l’ôtait mais le lait était trop froid, on le faisait réchauffer, la peau revenait – les vaches de l’époque étaient excessives - il fallait tout recommencer.
Little Kid avait compris qu’il était malade, une vraie maladie, mais il ne savait pas de quoi. L’info médicale n’était pas le fort de la famille. Sans doute un vieux fond de superstition, on évoque le Diable et après on n’arrive plus à s’en débarrasser. Pendant longtemps, il avait même cru qu’il avait été puni pour quelque chose qu’il avait fait ou pas fait. Mais son examen de conscience ne trouvait rien qui méritait un tel châtiment. Oh, bien sûr, il savait qu’il n’était pas complètement innocent, qu’il avait commis quelques bêtises, en actes ou en pensées. Le retour de bâton était tout de même très violent pour quelques cacahouètes piratées et deux, trois, mauvaises intentions. Il avait beau répéter : « Je n’ai rien fait de mal, je n’ai rien fait de mal, je n’ai rien fait de mal… », dans ses délires de fièvre, c’était en vain. Il était encore un peu tôt pour lui de l’admettre, mais il venait de découvrir que le monde était injuste.
Ce fut un réel soulagement pour Little Kid d’apprendre que tout ça c’était la faute d’un moustique, une bête dont il ne s’était pas méfié. Même s’il ne voyait pas trop comment une si petite chose pouvait avoir de si grands effets. Il aurait d’ailleurs bien pu douter de l’explication, encore un truc d’adulte pour couper court, mais il fallait bien un responsable et il était heureux que ce ne soit pas lui. Il avait été parasité, mais cela il ne le sut que plus tard, par une femelle.
Occupé par son parasite, Little Kid ne réalisa pas tout de suite que sa maman avait complètement disparu. Elle ne venait plus le soir, ou le samedi, lui faire la conversation, on ne la voyait plus à la table des déjeuners du dimanche. Et qu’accessoirement, son père était passé du statut d’intermittent à celui de très rare. Après quelques « Où elle est maman ? », « Pourquoi elle ne vient pas ? », restés sans réponses, ou si évasives que ça en devenait gênant, les mines étaient d’enterrement aussi, Little Kid comprit que quelque chose clochait. Une espèce de black-out s’était abattue sur la cuisine de la rue de Jérusalem, on fermait les volets, les rideaux et les langues. Comme une grossesse qu’on ne peut plus cacher, on finit par lâcher le mot : « Maman est malade, elle est en France pour se soigner ».
Quelle nouvelle étonnante ! Les préparatifs du départ lui avaient échappé, forcément elle ne vivait pas là. Il ne savait même pas quand elle était tombée malade avant qu’il ne le fut lui-même ou après qu’il l’ait été. Ça faisait une différence dans sa petite tête. Avant, il n’y était sans doute pour rien. Après, c’était peut-être de sa faute. Il avait dû se montrer si épouvantable, la maladie n’excuse rien, que sa mère n’avait trouvé que cet ultime recours pour le fuir, le plus loin possible, sur un autre continent. Little Kid, qui avait tendance à tout ramener à lui, ne pouvait évidemment qu’imaginer le pire. Il aurait pu avoir mauvaise conscience, quand, d’une certaine manière, il fut sauvé par le gong. Très opportunément, « Mémé » s’était trompée dans les doses, il fit une intox à la quinine.
Little Kid avait à nouveau le corps souffrant, mais c’était presque une plaisanterie par rapport à ce qu’il avait déjà subi. Et le sort de sa maman le préoccupait bien plus que ses jambes rongées par des plaies purulentes que l’on couvrait chaque soir de sulfamide avant d’en faire des momies.
Ce devait être grave, la chape de silence s’épaississait de jour en jour, Little Kid abandonna la traque aux geckos pour celle de l’info. La méthode de l’interview ayant rapidement montré ses limites, il se spécialisa dans le décryptage des signaux non verbaux et dans l’art de se rendre invisible. Comme il pouvait difficilement planquer pour surprendre des conciliabules, l’espace était trop petit, il manquait de cachettes, il se fit oublier. Avec le temps, des bribes de conversation saisis de-ci de là, et à force de recoupements, il finit par comprendre que mère avait fait mieux que lui. Elle avait une maladie contagieuse et souvent mortelle, qui avait un nom de pomme de terre, tuberculose, quelque chose comme ça.
En ces circonstances, la tante de Little Kid, côté maternel, avait été d’un précieux secours. Grande pipelette sous l’éternel, elle venait souvent prendre des nouvelles. Parlant haut et fort, se délectant dans le drame, elle ne pouvait s’empêcher de lâcher ce que tout le monde s’était entendu à taire. Little Kid avait vite repéré qu’elle était le maillon faible. Il l’entraînait dans des faces à faces sous prétexte de lui changer ses bandages pour lui extorquer des infos. Ses seins opulents, elle était souvent dépoitraillée, sa peau brune, son parfum qui faisait un peu tourner la tête, Little Kid gardera toute sa vie un faible pour Shalimar, rendait en plus la chose des plus troublantes. Particulièrement, quand elle tenait son zizi en faisant « pfisuisuisui… » pour l’encourager au pipi.
Durant les mois qui suivirent, Little Kid ne su jamais, malgré l’apport conséquent de la tante, si sa mère était morte ou vivante. C’était un peu énervant, ce n’était pourtant pas si compliqué à dire et il ne demandait même pas des garanties de viabilité pour l’avenir. L’école, les jeux sur la grande terrasse - c’était mieux quand « Mémé » avait étendu des draps, ça ouvrait plus de possibilité - , les pansements quotidiens (c’était des plaies à développement durable) ne l’empêchaient pas de surveiller le courrier. Une lettre, un signe, que sa mère était vivante… Mais elle écrivait très rarement, prise par ses traitements et, sans doute aussi, pas mécontente d’avoir laissé un monde derrière elle. Little Kid su qu’il était condamné à l’attente, qu’il lui faudrait faire toute sa vie avec l’incertitude. Pendant longtemps, il alla le dimanche relever du courrier qu’il savait ne pas pouvoir exister et il faisait souvent aussi des rêves de boîtes à lettres pleines.
Little Kid fut envoyé fêter ses sept ans dans une colonie de vacances de Savoie, le chalet Blanche-neige, où il rencontra d’autres petits nains comme lui. On espérait qu’un changement de régime alimentaire lui ferait du bien et que l’air de la montagne le requinquerait. Little Kid se nourrissait presque exclusivement de cacahuètes, de pâtes et de morue salée. Et, les jours de festin, de couscous et de ravioli faits mains. Il se serait fait tuer plutôt que manger des légumes ou un yaourt. La simple vue du tomate lui chavirait l’estomac, la plaquemine le mettait dans touts ses états. Il y avait dans le fruit un côté charnu, presque sexuel, auquel il n’était pas habitué, une carence de contacts physiques sans doute, et qui le dégoûtait. Il n’échappait au scorbut que grâce à une consommation pharamineuse de melon, de pastèque, de figues de barbarie et de grenades, qui lui bouchaient méchamment les entrailles.
C’était la première fois que Little Kid allait en métropole, qu’il prenait l’avion, qu’il voyait la montagne. Même sans neige, c’était un autre monde, avec moins d’odeurs et d’autres tribus, plus blanches et moins sonores. On était loin de la Méditerranée, des exclamations joyeuses, des Mozabites avec leurs pantalons qui plissaient de l’entrejambe jusqu’aux genoux. Little Kid qui, avec son prix d’excellence, avait hérité d’un livre sur la mythologie grecque, trouvait que ça ressemblait presque au monde des dieux. L’air était plus léger, sentait le frais, le calme. Little Kid, qui avait toujours était un peu phobique du bruit, les processions à coups de cymbales le terrorisaient littéralement, se sentait presque en sécurité. Il n’avait même pas eu peur de se perdre, pas longtemps, dans la forêt. Les odeurs inconnues des sous bois après la pluie, les verts qu’il n’avait jamais vus, toutes ces sensations nouvelles, le grandissaient.
Cet été-là, Little Kid découvrit l’amour ou, ce qui s’en approche le plus quand on fête ses sept ans, le sentiment. Après qu’on eut coupé l’immense gâteau nappé de chocolat, une petite fille était venue vers lui. Little Kid n’avait jamais vu de fille, sinon de loin. Il savait que ça existait, il y avait même des gens qui avaient des sœurs mais, de l’autre côté de la mer, on se méfiait trop des garçons pour laisser les filles s’en approcher. Les filles étaient une denrée périssable qu’on élevait à portée de fusil. Même à l’adolescence, le rituel du samedi était sans facilités. Les filles descendaient en troupe le cours Bertagnat, tandis que les garçons le remontaient, et échangeaient des regards à travers un No man’s land, sous l’œil suspicieux des commères à leur fenêtre. Le lendemain matin, Little Kid vit partir la petite fille, la fête était finie pour elle, avec regret. Quand elle le regarda pour une dernière fois, par-dessus son épaule, quelque chose de tendre se déchira doucement en lui.
La montagne avait d’autres surprises. La maman de Little Kid était dans un sanatorium à une poignée de kilomètres à vol d’oiseau. On l’emmena la voir. Little Kid se sentait comme un gamin que son père mène pour la première fois voir les baleines et lui fait la surprise sur la route. Il ne su dire qu’une chose : « j’y crois pas ! ». Échaudé par son aventure capillaire, il préférait se préparait au pire, même si ce n’était pas son père qui était au volant. Il n’y croirait vraiment que quand il la verrait en chair et os et, de préférence, vivante. Bientôt il ne pu plus douter, c’était bien elle, ses longs cheveux noirs, ses yeux déliés, il l’approchait avec une certaine crainte, respectueuse, la maladie et l’éloignement lui avaient fait gagner en étrangeté. Elle était heureuse de le voir, mais, en même temps, il sentait qu’il la dérangeait un peu dans une autre vie.
Chaque rentrée scolaire était un bonheur pour Little Kid. Tout avait la bonne odeur du neuf et la beauté des choses à la fois familières et nouvelles. Les livres recélaient des mondes inconnus, qui promettaient de remplir les heures. Little Kid les entourait de prévenances comme il passait en revue les plumes et les cahiers, les crayons et les craies, avec le soin jaloux d’un chef d’armée qui tient tout son petit matériel impeccable avant de le jeter dans la guerre. La moindre gomme était un trésor et les pièces maîtresses, cartable, plumier, ardoise, des merveilles. Le compas avait pour lui l’élégance étrange des danseuses mécaniques, il faisait tourner en rond, comme les encres de Chine, voyager si loin qu’il en perdait de vue l’absence de sa mère. Il continuait à se poser des questions sur sa probabilité d’existence, il guettait toujours le courrier et les nouvelles, mais il s’était fait une raison. C’était plus facile de faire comme s’il ne la reverrait plus jamais, d’exister sans elle. Devenu stoïque dans ses culottes courtes, Little Kid prit l’habitude d’oublier très vite les gens et les choses qui sortaient de son champ visuel. Plus tard, il lui arrivait souvent d’ailleurs de retrouver avec étonnement, au fond d’un placard ou d’un autre, des êtres ou des vêtements qu’il aimait bien.
Cette rentrée-là fut bien différente des autres. Little Kid, qui avait de l’avance, il avait bénéficié d’une dérogation, passait en cours moyen. C’était presque chez les « grands » et il était tout excité plus la date approchait. La veille, son père, profitant de l’absence maternelle, vint le chercher pour l’emmener faire un tour. Little Kid fut un peu surpris, l’étranger était presque devenu un inconnu, et c’était bien la première fois qu’il lui proposait de faire quelque chose avec lui. Et secrètement ravi, enfin son père lui accordait de l’attention, ils allaient sortir entre hommes, faire connaissance. Las, c’était un traquenard. Son père le trouvait trop fille, Little Kid avait des cheveux, et la promenade finit en impasse chez un coiffeur. Quand il comprit qu’on voulait le tondre en brosse, il hurla, se débattit, on l’attacha et le forfait fut commis, le laissant tout en larmes brûlantes, honteux de son impuissance. Dès ce moment-là, même quand il lui trouvait toutes sortes d’excuses dans sa naïveté d’enfant, Little Kid se méfia toujours de son père. Et, par ricochet, des garçons coiffeurs.
Avec l’âge de raison, et sa coupe à la GI’s, Little Kid devint carrément infernal. On l’emmenait chez un chausseur, il retournait le magasin, ouvrant toutes les boîtes, mélangeant les paires. On prenait le bus, il s’évadait au premier arrêt qui lui montrait la mer. Les visites familiales étaient un calvaire, ses turbulences empêchaient toutes les conversations et il avait souvent des choses plus intéressantes à raconter. Colérique comme un opossum, il lui fallait une poigne d’homme. Son grand-père se dévoua alors que rien ne l’y obligeait. C’était un type sec, un peu taciturne pour un Napolitain. En tout cas à la maison, où il élevait rarement la voix, sauf quand il se prenait de bec avec sa femme. Le ton montait vite parfois et ils s’injuriaient copieusement, chacun dans son patois, sans que cela porte à conséquences. On le disait plus prolixe et fin bavard dans ses activités militantes.
Victor, qui avait beaucoup de temps de libre (communiste dans un gros bourg colonial des années cinquante, ce sont des vacances assurées, personne ne veut de vous), entreprit de fatiguer Little Kid. Dès que le garçon avait du temps devant lui, et que le temps s’y prêtait, il l’emmenait passer la journée à la plage. On partait à la fraîche à six heures du matin, avec un masque et des palmes, et, sans doute, de quoi se nourrir et boire dans une musette. La première fois Little Kid s’étonna qu’on dépasse les plages dont il avait l’habitude, il n’avait pas saisi l’ampleur du projet. Quand il demandait à s’arrêter, son grand-père l’entraînait toujours plus loin en lui faisant miroiter un eldorado, il était résolu de le faire marcher au propre et au figuré. Au bout d’une douzaine de kilomètres, ils arrivaient enfin sur une plage qu’ils n’avaient que pour eux, où Little Kid, à l’isolement, pouvait s’ébattre sans risquer de déranger.
On n’y accédait que par des chemins caillouteux, embaumés par le thym ou la sauge, striés pas le chant des cigales, qui se faufilaient entre des oliviers sauvages et de grands figuiers de barbarie, lourds de fruits mûrs. Là, un jour, en franchissement un petit escarpement, ils tombèrent nez à nez sur une vipère, dressée à flanc de colline, qui barrait le passage. Little Kid aurait bien fait un grand détour, il avait assez risqué sa vie pour l’année. Son grand-père, qui voyait l’occasion d’une initiation, était d’un autre avis. Il l’encouragea à faire face avec un bâton et des pierres. Little Kid se retrouva dans la peau de Saint Georges. Et commit, sans satisfaction, son premier meurtre (les mouches et les fourmis, ça ne compte pas).
Little Kid passait la journée dans l’eau ou sur les rochers où il traquait les crabes et les poulpes - « Mémé », qui les attrapait en plongeant dans un trou d’eau un pied blanc où ils venaient s’enrouler, lui avait appris comment faire – et plus souvent sous l’eau. L’été dernier, en se baignant dans une calanque, Little Kid avait été surpris de découvrir le monde sous-marin, le fond était de quatre cinq mètres bien plus bas qu’il ne l’avait cru, ouvrant sur une immensité. C’était tout un univers, rocailleux et coloré, qui s’offrait à lui, où des êtres glissaient sans bruits, sinon parfois un clapotis. Little kid avait été émerveillé, impressionné, et s’y était senti à l’abri. Plus tard, dans la vie des villes loin de la mer, il allait souvent à l’étalage des poissonniers retrouver poissons, coquillages et crustacés comme des amis depuis trop longtemps perdus.
Parfois son grand-père apportait avec eux une grande bourriche d’osier, qu’il remplissait d’oursins péchés au large, il laissait au garçon ceux qui s’étaient aventurés plus près du rivage. Little Kid était content de s’y frotter, même quand des piques lui pénétraient les doigts, qu’il fallait ensuite retirer avec une pince à épiler. Ca faisait un peu mal, mais c’était des histoires d’homme, son grand-père avait toujours des épines qui restaient longtemps enfoncées et il ne s’en plaignait pas. Little Kid ne l’avait entendu geindre que la fois où parti seul collecter des oursins, il avait en remontant du fond traversé un banc de méduses qui l’avait salement amoché.
On ne récoltait que les oursins de couleur où se mélangeaient les teintes, les pourpres et les orangés, les jaunes et les violets, on ne touchait pas aux oursins noirs, dits « juifs », ils n’étaient pas comestibles.
Le soir, quand le soleil s’était un peu calmé, ils revenaient à pied, à longs pas tranquilles, chargés de sel et d’histoires à raconter. En général, au bout de quelques kilomètres, Little Kid titubait d’épuisement et finissait la route sur les épaules de son grand-père, qui l’accueillaient bien volontiers, même quand elles étaient déjà chargées de plusieurs douzaines d’échinidés. À peine rentré, on lui enlevait le plus gros du sel avec un gant mouillé, il avalait deux trois bricoles, et on le couchait. Ivre de lumière et de fatigue, Little Kid s’endormait comme une masse, les adultes pouvaient profiter en paix de la fraîcheur de la nuit.
Il rêvait de ciels inquiétants, avec de grands arbres d’un autre âge, où des têtes de femme suivies longs cheveux noirs volaient dans les airs, majestueuses comme d’immenses raies manta.
L’hiver, le grand-père de Little Kid avaient recours à d’autres stratagèmes pour le neutraliser. Il lui enseignait la belote découverte, à faire des patiences, ou alors il lui racontait des fables de son invention. Invariablement, il s’agissait de gravir une suite de hautes montagnes dont les flancs étaient hérissés de difficultés. Ce n’était que pans entiers de pierres coupantes, de longues épines, de lames aiguisées, par où il fallait passer. Et plus on montait, plus cela devenait dur et dangereux. Little Kid ne s’en lassait pas. Son grand-père avait la bonne idée de ne jamais dire à quoi tout cela servait, il n’y avait pas de Graal à trouver, de princesse à sauver. Tant d’efforts pour rien, une pure volonté, Little Kid était fasciné, il en redemandait.
Par la suite, Little kid se dit souvent que son grand-père était peut-être la seule personne qui l’avait vraiment aimé.
Little Kid savait que le Père Noël existait et, dès le retour des cigognes, il gardait un œil sur la seule grande cheminée qui desservait le bâtiment, inquiet qu’une mère volatile ne vienne y faire son nid. Le gros bonhomme rouge avait bien du mérite, il ne fallait pas lui compliquer la tâche. Le petit garçon avait entendu dire que des enfants n’avaient pas de cadeaux, ou alors juste une orange et trois boulets de charbon pour se chauffer. Comme ils étaient bien gentils, on ne pouvait que supposer que le Père Noël avait du avoir un empêchement, et il ne voulait que ça lui arrive. À la Saint Nicolas, on offrait des livres à Little Kid, et son grand-père revenait avec une grande caisse en carton sans fioritures, bourrée de chocolats au lait, Little Kid n’aimait pas trop le chocolat noir, fourrés à la praline, à la noisette ou à la nougatine et autres friandises sèches ou liquoreuses, qui lui donnaient souvent mal a cœur. Le petit garçon piochait sans retenue pour patienter et tous ces sucres l’empoisonnaient lentement.
Little Kid s’étonnait tous les ans de la provenance de cette caisse, c’était trop tôt pour le Père Noël, et il était le seul de tous ses petits camarades à être noyé sous les glucides. Et tous les ans, son grand-père lui confiait tout naturellement que c’était Papon, l’assistant du Père Noël, à qui il devait cette faveur. C’était un être bien mystérieux ce Papon, manifestement les autres enfants n’avaient jamais entendu parler de lui, Little Kid avait fait sa petite enquête, et il expliquait bien des surprises que lui faisait son grand-père tout au long de l’année. Il n’était jamais bien loin et l’enfant harcelait souvent le vieil homme : « À quoi, il ressemble Papon ? », « Tu vas le voir bientôt ? », « il va venir ? », mais son grand-père résistait tranquillement à tous les assauts et gardait le secret.
Le petit garçon avait bien essayé de jeter un oeil dans l’esprit du vieil homme, mais ça ne marchait pas. À la différence des autres adultes, son grand-père était hermétique. C’est à l’école que Little Kid avait découvert qu’on peut voir ce qu’il y a dans la tête des gens. Souvent, ça ne collait pas d’ailleurs avec ce qu’ils disaient, et on voyait encore mieux. La première fois qu’il avait vu dans la tête de quelqu’un, Little Kid avait été un peu paniqué. Il croyait que tout le monde était pareil et se sentait déjà honteux à l’idée de ce qu’on pourrait trouver en regardant dans sa tête à lui. Mais il s’aperçut vite, et il en fut drôlement soulagé, que ça n’allait pas dans les deux sens, il pouvait penser comme ça le chantait derrière ses yeux, personne ne verrait rien.
Little Kid aimait beaucoup les mains de son grand-père, il se disait que quand il serait grand ce serait bien d’avoir les mêmes. Elles étaient toutes calleuses et dures, marquées par les épines et les cicatrices, les bouts des doigts déformés. Little Kid se disait que c’est le genre de mains qu’on a, celles des autres étaient bien plus banales, quand on gravît à la volonté des montagnes hérissées de pointes de fer et de complications aigues.
Bien après qu’il ne crut plus au Père Noël, Little Kid croyait encore en Papon, Il lui avait souvent semblé presque plus réel, son grand-père en avait d’ailleurs profité pour faire durer le mythe, aussi ne fut-il pas vraiment surpris en découvrant, mais ce fut bien plus tard, que Papon existait vraiment. C’est à lui que son grand-père devait ses mains torturées, ses ongles écrasés. Enfermé par la France de Vichy dans la forteresse d’Alambez, où il n’avait dû sa vie qu’au respect qu’il s’était acquis en égorgeant un mouchard, il en avait supporté toutes les misères. Little Kid, qui n’avait pas été loin d’idolâtrer son grand-père pour l’inouï privilège qu’il avait de connaître personnellement l’assistant du Père Noël, ne fut qu’encore plus admiratif. Le vieil homme avait l’humour noir des grands seigneurs et c’était instinctivement un pédagogue. Avec un Barbie, un Eichmann ou un Bousquet dans chaque petite enfance, le devoir de mémoire n’était plus un souci.
Little Kid avait du souci avec sa mémoire. On le surprenait parfois en pleine nuit, les yeux grand ouverts, dans un coin de la cuisine. Il répondait aux questions par des oui ou non laconiques et retournait sans difficulté se coucher. Le lendemain, il n’avait aucun souvenir de ce qu’il avait fait, pas même de s’être levé pendant la nuit. Ses grands-parents étaient inquiets, Little Kid avait plutôt peur du noir, ce n’était pas le genre de gamin à errer par des nuits sans lune, et ils le connaissaient assez bien pour savoir qu’il était capable de faire ce qui lui passait par la tête sans trop réfléchir. Éveillé, le petit garçon était déjà intenable, zombie, ça devenait une grenade dégoupillée. Sa grand-mère résolut le problème en s’attachant à lui par une longue ficelle qui reliait leurs deux lits.
Les jours suivants ses crises de somnambulisme, la grand-mère de Little Kid, qui avait constaté à la ferme le même genre d’hébétude chez les chevreaux privés de contacts physiques avec leur mère, se montrait particulièrement gentille avec lui. Elle le gavait de larges tartines dégoulinantes d’huile d’olive, recouvertes d’une épaisse couche de sucre, de makrouds moelleux aux lourdes senteurs de datte ou de zlabias poisseux qu’elle rapportait de la rue. C’était sa manière, nourricière, de prendre soin, d’être consolante. Les câlins, elle ne connaissait pas trop non plus, mais elle s’y entendait pour remplir les corps. Little kid en profitait sans vergogne, il exigeait des raviolis, son plat préféré, même si dimanche était encore loin, la cuisine devenait un chantier. On pétrissait des kilos de pâte comme s’il fallait nourrir une armée, on réduisait menu à la manivelle des viandes, des aulx et des persils, dans un hachoir solidement vissé à un bord de table. Les petits muscles de Little Kid peinaient quand venait son tour, mais il était heureux que sa grand-mère le laissât faire, quand bien même cela la ralentissait. La farce enfin prête, elle étalait de grandes couches de pâte sur des contre-plaqués enfarinés, les monticules de hachis s’alignaient comme à la parade sur une moitié, on rabattait promptement l’autre moitié, une roulette aux dents de bois en faisait des îles.
Il y en avait partout, ils reposaient toute la nuit, on les cuirait demain à l’eau bouillante, au dernier moment, après des heures d’une sauce tomate odorant l’ail, le thym et le laurier qui commençait presque à l’aube et mijotait toute la mâtinée. Little Kid s’endormait, et rêvait de gros raviolis bien pleins, presque en paix avec le monde. Il y en aurait pour trois jours et, réchauffé, c’était encore meilleur.
Le grand-père de Little Kid, qui tirait la langue, son nom faisait fuir les employeurs les mieux disposés et les plus en manque de manoeuvre, entreprit de se lancer dans le petit commerce de cucurbitacées. Du jour au lendemain, la maison fut envahie de melons, Little Kid du faire attention où il posait ses fesses. Par un curieux concours de circonstances, on se mit beaucoup à parler à l’école de « melons ». L’espace d’un instant, Little Kid cru que l’affaire de son grand-père avait déjà un tel succès qu’elle était sur toutes les langues. Ou alors, et l’idée était plus dérangeante, que ses petits camarades se moquaient de lui parce qu’il exhalait un peu trop le fruit. Et puis, il comprit qu’il s’agissait des Arabes. Little Kid ne voyait pas très bien le rapport. Les Arabes n’étaient pas jaunes, ni ronds, et ne sentaient pas le sucré, même quand ils se gorgeaient de pâtisseries dégoulinantes de miel. « Melons » dans les bouches respirait aussi le mépris, alors que Little Kid adorait le melon, ce n’est vraiment pas le mot qu’il aurait choisi pour faire le dégoûté. Tout cela était bien troublant.
Rue de Jérusalem, les conversations se firent encore plus assourdies. Little Kid avait l’impression qu’on ne se contentait plus de lui cacher des nouvelles de sa mère, l’embargo était mis sur toutes les nouvelles. « Attentat », « bombe », « Massu », les mots que le garçon grappillait le plus souvent, sonnaient de manière inquiétante, Little Kid comprenait qu’il y avait plein de gens qui n’étaient pas content, et même très en colère. L’idée était nouvelle pour lui, jusque-là il pensait que c’était chacun son tour de s’énerver. Plusieurs personnes en même temps, ça devenait de l’histoire comme on lui avait appris à l’école. Le monde de Little Kid s’agrandissait, tout cela se passait si loin que cela aurait pu être sur une autre planète, mais rapetissait aussi, la peur se faufilait sous toutes les portes, même la sienne. Les Arabes d’en bas ne lui donnaient plus de nougat et il ne faisait plus de razzia sur les cacahuètes. Little Kid avait déjà assez de soucis avec du courrier qui n’arrivait jamais, il n’allait pas en plus s’embêter avec ça. Et puis l’entreprise de son grand-père ayant capotée, le bonhomme avait peu la fibre commerciale, il fallut manger le stock avant qu’il pourrisse.
Été comme hiver, Little Kid allait à l’école en short, en pataugas à la mauvaise saison, de novembre à mars, en sandales, le reste du temps. À l’école, il n’y avait pas de pauvres ou de riches, que des blouses grises, qui ne s’enlevaient qu’une fois par semaine pour la gymnastique, et par an pour la photo de classe, on ne se distinguait qu’au mérite. En attendant un éventuel retour de sa mère, Little Kid essayait de se montrer à la hauteur. Il faisait tout bien, et même mieux, accaparant bons points, images, prix d’honneur et d’excellence, les années se terminaient par une brassée de livres qu’on lui remettait solennellement devant toutes les classes réunies. Les maîtres étaient fiers de lui et le faisaient savoir. Le directeur de l’école, et madame qui résidaient dans l’enceinte, l’invitaient à prendre le thé et à manger quelques gâteaux. Little Kid s’était débrouillé pour aller à l’école même le dimanche. Il espérait qu’à force d’entendre chanter ses louanges, ses parents finiraient bien par s’intéresser à lui.
Turbulent en ville, Little Kid se montrait plus sage à l’école, il n’y faisait pas trop de bêtises. Il était là pour se faire aimer, et puis il valait mieux être prudent. Tous les maîtres avaient un mètre de règle en fer avec lequel ils s’appliquaient à faire rentrer les leçons dans les têtes en passant par les mains. Les erreurs vous cinglaient les paumes, Little Kid en avait fait de cuisantes expériences, les délits de paresse, il fallait tendre les bouts des doigts réunis, et là, ça faisait plus mal. Little Kid y avait échappé jusqu’à ce qu’il eût pour maîtresse une femme à l’air revêche. La dame, qui lui paraissait d’un âge canonique mais qui devait avoir la cinquantaine, n’avait pas le sens des nuances. Elle se faisait un malin plaisir, même des yeux d’enfant pouvaient le voir, à martyriser les pulpes digitales au plus petit manquement.
Little Kid voulait bien avoir mal, il s’ouvrait souvent les genoux sur les pare-chocs des voitures, le seul moyen de s’arrêter en limitant la casse quand on dévale trop vite des pentes trop raides sur des patins à roulettes, mais il ne voulait pas avoir honte. La grande règle plate en bois qui s’abattait sur les fesses nues en cas de grosse bêtise était très dissuasive. Aussi, à part remplir l’encrier d’un camarade de rognures de crayon et autres enfantillages dans la même veine, Little Kid n’allait jamais bien loin dans les frasques. La perspective d’être déculotté devant toute la classe le révulsait. Et il ne voyait pas avec soulagement le sort frapper un autre que lui, il ne pouvait s’en réjouir même quand cela arrivait au plus détestable de toute l’école, il avait juste terriblement honte. Little Kid pensait, et l’idée ne le quitta jamais, qu’il est plus charitable de découper quelqu’un en petits morceaux que de l’humilier.
Little Kid allait souvent au cinéma avec son grand-père - ça faisait partie de la reprise en main – plusieurs fois par semaine quand les affiches étaient prometteuses. Ils ne rataient jamais un western, un péplum, une grande fresque historique, Little Kid entrait tour à tour dans la peau d’Ulysse, Alexandre le Grand, Achille, Moïse, Michel Strogoff. Ce jour-là, son grand-père l’emmena voir Planète interdite, son premier film de science-fiction. Little Kid fut subjugué, et très impressionné, il y avait des gens qui mourraient à cause d’une force invisible, mais ça finissait bien, à part pour le Dr Morbius qui n’était pas bien net. Il découvrait un nouveau mot aussi, « subconscient », qui était un peu inquiétant. Les explications de son grand-père ne furent pas très claires, une histoire de choses qu’on a en soi sans le savoir, Little kid comprit qu’il y avait sous lui un autre lui, qui pouvait se montrer très méchant quand on l’embêtait. Il devait aussi se méfier de lui et pas seulement de ce qui peut se cacher sous la peau du lait.